Soldats de France - Association Nationale de Soutien à nos Soldats en Opération (ANSSO)

Acteurs non-étatiques en zones de conflit : retour du débat sur les « Sociétés Militaires Privée» (SMP).

Spécialiste des questions de sécurité et fondateur de l'Entreprise de Sécurité et de Services de Défense (ESSD) CORPGUARD, David HORNUS nous invite à retrouver l'intégralité de son article relatif au retour du débat sur les "Sociétés Militaires Privées" publié dans le numero 139 (été 2023) de la revue Engagement de ASAF - Association de Soutien à l'Armée Française et récemment repris dans la revue Esprit Surcouf.



Popularisée avec le deuxième conflit en Irak par les médias qui en ont fait un « story-seller » synonyme de missions relevant généralement du domaine régalien, cette notion n’a pas le même sens, que l’on soit français ou anglo-saxons. En s’entêtant à utiliser ce terme, les médias occultent le débat de fond concernant le changement du paradigme sécuritaire et la réalité des besoins en matière de prestations privées de sécurité et de Défense. Ceux-ci sont pourtant devenus une constante depuis la lutte contre le terrorisme et dans le contexte géopolitique actuel en complète mutation.
 

De Sociétés Militaires Privées (SMP) à Entreprises de Sécurité et de Services de défense (ESSD)

Si l’appellation SMP était l’acceptation coutumière, cette terminologie ne saurait plus être utilisée aujourd’hui. Tout d’abord, elle entretient une confusion et un amalgame dans l’esprit du grand public en mettant en confrontation deux termes que tout oppose. Ensuite, elle ne correspond à aucune réalité juridique. Enfin, elle nie les mécanismes de régulation de l’industrie elle-même, jetant qui plus est l’opprobre sur tout un secteur économique.

Aujourd’hui, la France a adopté le terme d’ESSD (Entreprise de Sécurité et de Service de Défense) qui semble plus en adéquation avec la réalité des services proposés par les quelques acteurs français revendiquant cette appellation. Elle permet de comprendre que des sociétés privées font aujourd’hui commerce de l’expertise d’anciens « militaires » dans le cadre de prestations de service de sécurité ou de sûreté, qui peuvent parfois intervenir dans un contexte de stabilisation ou en périphérie de zones de combat. C’est le cas des ESSD françaises en charge de la sécurité des emprises diplomatiques en Irak, en Afghanistan ou Libye par exemple, tels Amarante International et GEOS Group. D’autres, comme Themiis - The Management Institute for International Security [1] ou GROUPE CORPGUARD , ont pu, dans le cadre de relations contractuelles privé/public, assurer des formations militaires très encadrées sur le plan juridiques et législatif (autorisation d’export auprès de la DGA - Direction générale de l'armement, demande de classement, fiscalisation du contrat en France, paiement des collaborateurs en France via des contrats de droit français …).
 

Vers une émergence exponentielle de « SMP ?

En septembre 2021, nous écrivions « … À part le cas de Wagner group, il ne semble pas aujourd’hui se profiler, contrairement à certains phantasmes, une émergence exponentielle de « SMP » actives sur les champs de batailles.

Cette déclaration semble désormais devoir être pondérée par l’apparition de plusieurs « milices » ou armées privées … telle l’éphémère « Groupe Mozart » américain[2], ou l’entité russe « Groupe Patriot » du ministre de la défense Serguei Choigu.

Selon Jean-Marc Four de France info[3], ce sont au moins 27 armées privées qui auraient vu le jour en Russie. En plus du groupe Wagner et ses quelque 50 000 hommes, sous la houlette d'Evgueni Prigojine, il faut désormais compter avec le groupe du Tchétchène Ramzan Kadyrov estimé à 12 000 hommes. Le patriarche orthodoxe Kirill a, quant à lui, donné sa bénédiction à une unité religieuse, « la Croix de Saint-André ». On peut également citer « le bataillon Sparta », « le corps slave », « l'unité cosaque » avec, à chaque fois, quelques milliers d'hommes. Près de 11 de ces 27 milices combattraient en Ukraine.

 

Début février 2023, #Gazprom annonçait qu’elle était autorisée à se doter de sa « Compagnie Militaire Privée »[4].L’apparition d’acteurs non-étatique de guerre intervenant en zones complexes ou post-conflictuelles semble un phénomène qui tend à se généraliser … et pas seulement à « l’Est ». L’action de la société turque SADAT[5] dont la présence a été observée en Syrie, en Libye et au Haut-Kahrabagh vient confirmer le processus. On a aussi vu la société de sécurité privée « Dyck Advisory Group », de l’ancien colonel sud-africain Lionel Dyck, intervenir lors des évènements au Cabo Delgado en avril 2021.

L’analyse du phénomène doit aussi adapter sa grille de lecture au cas particulier des sociétés de sécurité « privées » chinoises et de la très forte influence – pour ne pas dire plus – du gouvernement de Pékin dans leur activités[6]. (Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R)
 

Alors, des « « ESSD » françaises est-ce possible ?   

Si la culture anglo-saxonne et notamment américaine, est particulièrement favorable à la dynamique libérale d’externalisation (outsourcing) de services de défense, il n’en est pas de même dans la vieille Europe comme en France. Il n’est qu’à comparer le nombre d’entreprises de sécurité privée anglo-saxonnes et françaises accomplissant des prestations de défense en zone complexe pour s’en rendre compte. 

Selon le colonel Peer DE JONG [7], le corporatisme des ministères de la Défense et de l’Intérieur est le principal obstacle à l’émergence d’ESSD françaises. Ceux-ci considèrent que les #ESSD mordent sur leurs prérogatives régaliennes…L’argument est recevable, mais reste faible tant que le domaine d’intervention des ESSD ne concerne que des prestations de formation, d’appui et de soutien (en particulier logistique).

 

Ce corporatisme est également présent au travers de Défense Conseil International (DCI), opérateur parapublic[8] qui intervient en appui des contrats de vente d’arme et assure depuis plusieurs années la formation des Forces Spéciales saoudiennes à Tabouk et pourrait être considéré comme l’unique SMP française.

Défense Conseil International occupe, certes, une partie du spectre des ESSD dans le domaine de la formation, mais uniquement vers des pays considérés comme des partenaires de la France et plutôt en accompagnement de grands contrats d’armement. On notera d’ailleurs que DCI contrairement à de nombreuse ESSD anglo-saxonne ne semble pas engagée dans une démarche de gouvernance de type ICoCA.

 

Ainsi, depuis plus de 20 ans, la France n’a pas su se doter d’un écosystème d’Entreprises de Sécurité et de Services de Défense capable de contribuer à la défense et à la promotion de ses intérêts régaliens, de participer à la reconversion de ses anciens militaires et de rivaliser avec les entreprises anglo-saxonnes du secteur.

Pourtant, nos entreprises ont du talent (!) et peuvent faire des choses dans le respect du cadre légal et des standards internationaux. Nous en voulons pour preuve qu’entre 2015 et fin 2017, la société Corpguard que nous dirigions, a obtenu consécutivement deux contrats dans le cadre d’un partenariat public/privé avec le ministère de la Défense de la République de Côte d’Ivoire.

Le premier contrat consistait à diligenter un audit de sécurité sur l’ensemble des sites sensibles, soit les armureries et soutes à munitions de la moitié sud du pays. Le deuxième de bien plus grande envergure – 6,8 M€ – visait à doter la République de Côte d’Ivoire, d’un outil militaire lui permettant d’agir comme élément stabilisateur dans la sous-Région et de devenir un pays contributeur aux opérations de maintien de la Paix.

À cet effet, une proposition d’accompagnement destinée à la formation de trois bataillons « projetable » fut présentée aux autorités qui, en 2016, ont validé la formation d’un premier bataillon pilote.

La société Corpguard obtint même une autorisation de la DGA pour former sur place, pendant plus de 10 mois l’équivalent d’un bataillon (soit environ un millier d’hommes) aux opérations de maintien de la paix. Jusqu’à 21 consultants – tous anciens officiers ou sous-officiers – furent déployés afin d’assurer la formation des quatre unités élémentaires du bataillon.

À l’issue de cette formation, le bataillon a bien été projeté au Mali dans le cadre de la #MINUSMA (Mission Multidimensionnelle Intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali). Le contrat relevait du droit français. Il était fiscalisé en France. Les consultants ont tous eu un contrat de prestataire de droit français et ont été payés en France.

Avant sa mise en œuvre et dans le cadre de nos processus internes, une étude de faisabilité et une étude du risque avaient été diligentées. Les prestataires étaient formés et sensibilisés aux risques d’atteintes au droit de l’homme et au droit humanitaire, aux abus et violences sexuels, à l’esclavagisme moderne … Tous ont signé une charte d’éthique rappelant les règles de bon comportement et rappelant les sanctions auxquelles ils s’exposaient en cas de manquement.

Par ailleurs, en bonne intelligence et dans un esprit de coopération, des contacts avaient été pris avec les autorités françaises afin de s’assurer qu’il n’existait aucune contre-indication à la mise en œuvre de cette prestation qui s’inscrivait – en ce qui me concerne – dans une démarche de patriotisme économique et de promotion des intérêts français.

En mars 2017, un deuxième contrat portant sur la formation d’un deuxième bataillon était signé par le ministre de l’époque. Malheureusement, à ce jour, et pour des raisons qui restent inconnues, ce contrat ne s’est jamais concrétisé. Selon une certaine « lettre confidentiel »[9], il semblerait que les autorités militaires françaises voyaient d’un mauvais œil l’intervention de la société Corpguard au profit de la République de la Côte d’Ivoire.

Il apparaît, cependant, qu’un deuxième bataillon « maintien de la Paix » a bien été formé par la société américaine Engility, une société du groupe Sincerus global[10].

En mai 2020, l’action de formation de Corpguard au profit de la RCI était citée en référence dans le rapport « Évolutions et défis du maintien de la paix dans l’espace francophone[11] de l’Observatoire Boutros-Ghali du maintien de la paix.

 

Enjeux et perspectives, régulation et gouvernance

Alors que différentes entités internationales occupent désormais le théâtre des opérations de guerre ou de post-conflit, les entreprises françaises, capables dans le respect des normes et des standards internationaux, d’offrir des prestations de sécurité et de défense non combattante sont absentes. Ce qui laisse ainsi le champ libre à d’autres acteurs dont le niveau d’éthique et de gouvernance n’est pas au niveau de celui que l’on est en droit d’attendre, et que nos entreprises françaises sont en mesure de proposer.

Nous laissons ainsi l’opportunité à d’autres acteurs non-étatiques d’intervenir. Dans un contexte de guerre économique, ceux-ci n’ont aucun scrupule à promouvoir leurs intérêts de puissance au détriment des nôtres.

Depuis plus de 20 ans, la France tergiverse sur l’externalisation de certaines prérogatives régaliennes au profit de de structures privées. Cela permettrait pourtant à l’État de se concentrer sur les questions majeures et de déléguer des prestations « secondaires, » loin du champ de bataille.

Le cadre de gouvernance internationale existe, même s’il est, certes, perfectible. Malheureusement, la France n’a pas rejoint l’initiative du International Code of Conduct Association (ICoCA) créé en 2010 par les acteurs de l’industrie de sécurité privée, à l’initiative de cette démarche de gouvernance et de régulation.

Sept pays[12] contributeurs sont aujourd’hui en soutien de cette initiative portée par la Fédération Helvétique : Suisse, Suède, Norvège, USA, Canada, Australie, Royaume Uni).

Seules deux entreprises françaises (sur 249) revendiquent la mise en conformité de leur gouvernance aux standards internationaux. Elles sont ainsi titulaires de la certification ISO 18788 et membres certifiées : il s’agit d’Amarante International et de GROUPE CORPGUARD . Une troisième, GEOS Group, est membre affiliée.

En ne s’inscrivant pas dans cette dynamique initiée par le gouvernement suisse, la France laisse le champ libre à d’autres intérêts qui vont bâtir le cadre d’une gouvernance sans que nous puissions avoir notre mot à dire. C’est à mon sens très dommageable et une erreur stratégique majeure. 

En 2003 – il y a 20 ans ! – alors que nous venions, avec Pierre Marziali et Ewald Wofle, de créer SECOPEX, j’écrivais pour le site infoguerre.com dans un prophétique « Éclairage sur les SMP [14]» : « dans le but de se concentrer uniquement sur leurs missions opérationnelles … les forces armées françaises vont devoir privatiser un certain nombre de fonctions de défense non combattantes (à l’image de ce qui se passe aux Etats-Unis et en Grande Bretagne). À terme, des Sociétés Militaires Privées pourraient soulager les forces armées françaises de certaines missions vitales mais non combattantes et garantir – grâce à l’emploi d’anciens militaires ou policiers – la continuité [j’évoquais déjà la logique de continuum de sécurité !] dans la qualité des prestations fournies »

Malheureusement nul n’est prophète en son pays. Que de temps perdu[15].

Depuis 20 ans, rien n’a changé. Face à nous, pourtant, de #Wagnergroup à Mozart, un orchestre symphonique fourbit ses instruments, ses armes et grignote notre pré-carré dans une guerre militaire, économique et de l’information, dont nous subissons sans cesse les effets.

Alors que la guerre de haute intensité est à nos portes, que nous avons subi, en dix ans, les pires attentats terroristes, sur notre sol, qu’une guerre perlée du faible ou fort nous est livrée presque quotidiennement, que nous approchons de la Coupe du monde de rugby, des JO de Paris 2024 - il manque d’ailleurs 20 000 agents de sécurité privée – que nos zones d’influence et d’échanges traditionnelles sont remises en question et se réduisent comme peau de chagrin ; qu’attendons-nous pour réagir !?

Face au retour de conflits de haute intensité et aux enjeux sécuritaires auxquels nos sociétés sont confrontées (séparatisme, crime organisé, trafic, crise migratoire, énergétique, sanitaire, climatique … sociétal) et à l'aube de grands événements sportifs, il est urgent de mettre en œuvre le continuum de sécurité qui permettra, en bonne gouvernance, à tous les acteurs de la chaîne publique et privée, d'assurer, chacun à sa place et en coproduction, conjointement sur notre territoire et dans nos zones de développement économique, notre sécurité globale.

Nous avons, je le crains, beaucoup de retard à rattraper. Nous réfléchissons comme Gamelin alors que c’est la pensée de Foch qui devrait nous inspirer.

Au travail !

 

David HORNUS

 

 

Membre fondateur de Secopex (2003/2006) il fonde Corpguard en 2006. Il dirige aujourd’hui Vigilantis un cabinet spécialisé dans la sécurité économique. Il a été 3 ans (2019/2022) élu au poste Directeur Europe-UK pour l’industrie de sécurité privé de ICoCA qu’il a rejoint dès sa création en 2009. La société Corpguard a été la 4ème société française certifiée ISO 18788 en 2018. Il est l’auteur de Danger Zone aux éditions Balland  ; ouvrage dans lequel il revient sur son parcours et sur les missions de sécurité et de défense auxquelles il a contribué.

 

 

[1] https://mondafrique.com/lecole-de-securite-privee-themiis-va-former-militaires-congolais/

[2] https://www.courrierinternational.com/article/echec-le-groupe-mozart-est-mort-en-ukraine-des-veterans-americains-en-pleine-deroute

[3] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/le-geant-russe-gazprom-obtient-le-feu-vert-du-kremlin-pour-creer-sa-propre-milice-facon-wagner_5621597.html

[4] https://www.liberation.fr/international/europe/russie-le-geant-du-gaz-gazprom-cree-sa-propre-compagnie-militaire-privee-20230207_YTKNTHHZYRGELKJ263KYIXHBCE/

[5] https://en.wikipedia.org/wiki/SADAT_International_Defense_Consultancy

[6] https://cf2r.org/documentation/les-societes-militaires-privees-chinoises/

[7] Agir entre les lignes éditions Mareuil mars 2023

[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9fense_conseil_international

[9] https://www.africaintelligence.fr/afrique-ouest/2017/06/28/la-concorde-militaire-un-marche-pour-le-prive,108251810-art

[10] https://www.africaintelligence.fr/afrique-ouest/2020/10/05/l-americain-engility-nouvel-instructeur-militaire-des-casques-bleus-ivoiriens-de-la-minusma,109611036-art

[11]https://www.grip.org/evolutions-et-defis-du-maintien-de-la-paix-dans-lespace-francophone-recueil-de-20-publications-de-lobservatoire-boutros-ghali-2017-2020/

[12] https://icoca.ch/fr/membres/

 

[14] https://etudesgeostrategiques.com/fichiers/eclairage_smp.pdf

[15] On pourra aussi relire avec délice l’article Sociétés militaires privées : quel devenir en France ? du Général Loup Francart dans Inflexions 2007/1 (N° 5) https://www.cairn.info/revue-inflexions-2007-1-page-85.htm